L'accordéon traditionnel dit "chromatique"
Source : Pierre
Monichon : L´accordéon (livre, publié en 1985)
1900
semble être une date particulièrement importante pour l'histoire de l'accordéon
dans le monde. Date charnière marquant à la fois l'aboutissement des longues
recherches pour faire de l'accordéon-jouet un instrument de musique; point de
départ d'une autre grande période où l'accordéon va tenter de confirmer ses
qualités musicales. La lutte ne sera pas facile. Elle dure encore. Les
réticences, souvent justifiées, émises par des personnalités compétentes, ne
seront pas toujours comprises des passionnés de l'accordéon, ce qui créera des
divergences quand ce dernier prétendra atteindre les salles de concert.
En attendant, en ce début du xxe siècle, l'accordéon est
partout. Il est devenu l'instrument régional dont on ne peut plus se passer, et
souvent quasiment l'instrument national. Les dimensions limitées de ce livre ne
permettent pas d'aborder pays après pays l'histoire de l'accordéon, mais on
peut dire que chacun a contribué à le faire mieux connaître en façonnant des
modèles caractéristiques.
Au début de 1900, en France, on dénombre trente
fabricants. Quarante-cinq méthodes sont à la disposition des élèves pour
apprendre l'accordéon "avec ou sans notes de musique". On exporte
8728 instruments (2 182 000 francs or) contre 113 importés. Mais bientôt la
demande intérieure devient très forte la production française ne suffit plus à
alimenter le marché. La France perdra alors le contrôle de la fabrication au
profit des produits allemands et italiens (en 1920, elle importera 27 000
accordéons allemands, 8500 accordéons italiens, 1000 accordéons suisses, 250
d'origines diverses). Paris, pour des raisons encore imprécises, sera le centre
de ces activités et contribuera à la vogue de l'instrument, qui prend des
proportions gigantesques.
A Klingenthal, en Allemagne, trente-cinq manufactures
sont en activité. A Castelfidardo, en Italie, environ quarante entreprises,
dont cinq très importantes. Cette recrudescence de la vente de l'accordéon est
certainement due à une raison majeure qui bouleverse le monde de la
fabrication. Nous avons déjà évoqué la trouvaille décisive probablement à
Castelfidardo du système d'anches uni-sonores, qui s'ajoute à celle des
rouleaux permettant d'actionner plusieurs soupapes au moyen d'une seule touche
· Ces découvertes débouchèrent sur un instrument appelé "Harmonica"
par le fondateur de la première fabrique d'accordéons italienne: Paolo Soprani
(1844-1918). Paolo Soprani, dans un brevet daté du 5 mars 1897, propose un
accordéon révolutionnaire qui fait la synthèse des recherches du moment:
1° Présentation d'un nouveau clavier "main
droite", à trois rangées qui se répartissent les 12 sons chromatiques. (Le
clavier actuel.)
2° suppression du "tirez-poussez" sur les deux
claviers 3° Le clavier "main gauche" donne des accords parfaits
majeurs, parfaits mineurs, des accords de septième de dominante, avec seulement
12 sons chromatiques de base.
L'"Harmonica" de Paolo Soprani
est bien vite baptisé accordéon "chromatique" en raison de ses
claviers et, par opposition, tous les autres modèles seront des accordéons
"diatoniques". On imagine aisément la confusion des termes qui régna
à l'époque, quand on voit les malentendus qui subsistent encore de nos jours
dans les milieux spécialisés. Si les instrumentistes du moment établissaient un
choix en nommant "chromatiques" les nouveaux modèles et
"diatoniques" les anciens, les musiciens, eux, faisaient la relation
entre la contrainte du "tirez-poussez" et un modèle de gamme. le
désarroi devenait complet quand on annonçait qu'un système
"diatonique" (tirez-poussez) pouvait être aussi
"chromatique" (tons et demi-tons).
On entend parler, bizarrement, de diatonique avec
demi-tons (!), chromatique diatonique (!), mixte, etc. Quels que soient les
ennuis causés par des dénominations plus ou moins adéquates, l'accordéon
"chromatique" de Soprani bouleverse les traditions. Si le clavier de
la main gauche est une version considérablement améliorée des recherches
antérieures, présentées déjà à l'Exposition universelle de 1889, celui de la
main droite est une innovation remarquable. La conception de ce clavier permet
de transposer un texte musical sans modifier les doigtés Nos recherches
personnelles, complétées par les témoignages de protagonistes recueillis de
vive voix nous permettent de confirmer cet épisode crucial de la fabrication de
l'accordéon.
Ce nouvel instrument doit d'exister à deux très habiles
ouvriers, alors employés chez Paolo Soprani: Beraldi et Piatanesi. Le premier,
Mattia Beraldi, originaire d'Ancône, on l'a appelé le "Grand Mattia".
Celui qu'on respectait, qu'on admirait jusqu'à la vénération. Mattia, celui
dont on raconte qu'il avait trouvé une "mécanique" des basses en
observant la formation des accords sur un manche de guitare. Celui qui avait
créé le "système Beraldi" à 12, 14, 16 basses. Mattia, qui avait un
secret pour disposer les lames dans la "caisse" du clavier et qui
s'enfermait, au moment de l'accordage, pour ne pas dévoiler son procédé. Le
trou de la serrure était bien trop petit pour que l'un de ses apprentis,
Nazzareno Piermaria (1879-1949), gui devint plus tard un autre grand facteur de
l'instrument, pût saisir le mystérieux assemblage; c'était son désespoir. S'il
savait monter complètement un instrument fabriqué de ses mains, personne ne
voulait lui confier le secret de l'accordage...
Le second ouvrier, Raimondo Piatanesi, sur lequel nous
avons plus de renseignements, est né le 17 mai 1877 à Castelfidardo et est
décédé dans son village natal le 17 janvier 1964. Placé à dix ans chez Paolo
Soprani, il prend part à l'élaboration de l'"Harmonica" en s'occupant
du clavier "chant" de l'instrument, sa spécialité. A l'époque, de
nombreuses tentatives avaient été réalisées pour trouver une nouvelle disposition
des touches du piano. Après Vincent, l'auteur en 1862 du
"chromo-piano" Piatanesi s'est-il inspiré de cette disposition pour
mettre au point "son" clavier? A cela rien d'impossible. Mais le jour
où il mit la dernière main à son propre schéma, avec un son identique par touche,
que l'on tirât ou que l'on poussât le soumet, il avait bien travaillé.
L'association Soprani-Piatanesi-Beraldi allait déclencher un succès sans
précédent. Les premières retombées furent de voir s'empresser les concurrents
de copier la disposition du clavier italien en la modifiant. Apparaissent les
claviers "français", "belge", "liégeois" (adopté
par les Russes), "Scandalli", "Charleroi",
"bruxellois". Le clavier d'accompagnement subit le même sort. Les uns
font en montant ce que les autres font en descendant, et réciproquement. On
rencontre alors des instruments avec le clavier "belge" à droite,
"italien" à gauche; "belge" à gauche, "italien" à
droite; "italien" à gauche, "français" à droite, etc.
Le facteur temps, lui, remettra lentement les choses en
ordre en préservant les travaux de Beraldi et de Piatanesi.
L'accordéon" chromatique" devient l'instrument
d'un large public. Les défenseurs du système "mixte" ont à peine eu
le temps de se tenir au courant de la dernière technique qu'ils changent à nouveau
de modèle. Les discussions vont grand train. On se prête les instruments. On
compare, on commente, on analyse. Si pour la musique de danse on tend à rester
sur ses positions, ceux qu'attire la musique "classique" n'hésitent
pas dans leur choix: l'accordéon "chromatique" est irremplaçable.
On sait qu'en France, avant 1905, il n'existait pas
encore dix de ces instruments. On peut être plus précis après 1905, en
retrouvant la trace des grands pionniers que furent Casimir Coia (1877-1940),
Sahattier-Bonnal (1883-1945), Giovanni Bortoli (1878-1948), gui fonda une école
en Amérique en 1906, Achille Jauniaux, Solari, de Bruxelles, Giovanni Gagliardi
(1882-1964). Ceux-là non seulement s'étaient mis au nouveau système
"chromatique", mais l'avaient modifié pour obtenir un modèle
"spécial" de leur conception. La grande idée de cesprécurseurs était
d'abolir complètement les accords; cependant, si on en parlait, personne
n'osait en prendre l'initiative. Les prototypes étaient alors incroyablement
surchargés de "petits boutons", de "bassettes", de
"rangées mélodiques", de rangs de "commodités". On a peine
à imaginer, de nos jours, le combat mené par ces irréductibles.
Giovanni
Gagliardi,
ainsi parti de
Croce Santo Spirito, arrive à Paris en 1907 avec pour tout bagage son Savoia.
Il attire l'attention sur lui en donnant, en 1909, un récital dans un cinéma de
la rue de Lyon (12e). Excellent instrumentiste, il est remarqué par un chef
d'orchestre, Inghelbrecht, et un critique musical, Vuillermoz, qui lui ouvrent les
portes des grands salons de l'époque où il interprète les chefs-d'oeuvre de la
musique italienne. Il se déplaçait aussi, sur rendez-vous, chez qui voulait
l'entendre, à condition qu'on lui fournit un fiacre. En 1910, il prend un
brevet pour un "cromo-harmonica" qu'il n'a jamais vraiment pratiqué,
faute de temps (voir en bas)
Fasciné par Montmartre, Gagliardi connaissait tous les
artistes de cette époque et fréquentait particulièrement les écrivains et les
peintres. Il habite 5, cité Véron. Rue des Martyrs, où il joue régulièrement
dans un petit café, parfois avec G. Gardel, devant un auditoire hétéroclite,
surpris, se demandant s'il est vraiment possible d'entendre ce qu'il entend:
des ouvertures, des valses célèbres, des airs d'opéra, avec un instrument aussi
réduit. Le succès personnel de Gagliardi est immense. L'accordéon devient
l'instrument dont tout Montmartre parle, c'est-à-dire les habitués du
Bateau-Lavoir, du Lapin-Agile ou du Moulin-de-la-Galette.
De la rue des Martyrs, notre musicien se déplace au 29,
rue des Abbesses. Bientôt les événements de 1914 l'obligeront à regagner Croce
Santo Spirito, son village. Pendant un demi-siècle, il poursuivra l'oeuvre
entreprise en consacrant sa vie à ses trois grandes passions: J.-S. Bach, son
accordéon... et Dieu.
Après 1910, à la suite du profond sillon tracé par les
premiers pionniers de l'accordéon "chromatique", l'instrument
acquiert un grand prestige auprès d'un nouveau public. De la salle de danse, il
passe dans les bals des "gens de maison", s'introduit dans de petits
orchestres, se fait entendre en soliste dans la rue, dans les cafés, dans les
spectacles et les salons. Quelques chiffres peuvent aider à saisir cette
ascension : Si l'Italie exporte 690 pièces en 1907, en 1913 elle en expédie 14
365 à travers le monde. La France, elle, fait entrer 35 220 modèles d'Allemagne
et 2270 d'Italie. L'Amérique reçoit ses accordéons d'Allemagne et deux
fabriques s'implantent: Galleazzi à San Francisco, Piatanesi à Chicago.
A partir de 1900, de nouveaux fabricants entrent en
compétition et s'imposent: Scandalli, Hohner, Cavagnolo, Brovarone, Oppezo,
Meinel, Schenardi, Salas, Ficosecco, Morino, C. et S. Soprani, Moreschi, A.
Soprani.
En France, le développement des activités de loisirs
contribuera à favoriser une ambiance musicale dont l'accordéon sera le
bénéficiaire en pénétrant de ce fait dans les milieux les plus divers.
A Paris, on dénombre, en 1913, 1200 professeurs et
compositeurs de musique, 20 chorales, 14 fanfares, 28 harmonies, 2 sociétés
lyriques, 20 philharmonies, sans compter les sociétés privées (bals populaires,
bals privés, concerts, restaurants, théâtres, musichalls, brasseries,
cafés-concerts, etc.). Dans la seule région du nord de la France il existe, en
1914, 1046 harmonies se produisant régulièrement en concerts. Ce phénomène
musical va donner à l'accordéon un essor inattendu. L'habitude de se réunir en
sociétés de musique incitera certains musiciens, passionnés d'accordéon, à
créer des sociétés d'accordéons. Quelques exemples parmi les premières: en
1907, la Société des accordéonistes laboureurs, de Wattrelos; la Société des
accordéonistes roubaisiens (1910); l'Harmonie des accordéonistes lillois
(1910); la Phalange des accordéonistes de Lille; la Symphonie des accordéons de
Lens.
Ces sociétés auditionnaient en grande tenue avec képi et
casoar sur la tête, dès que le chef avait réussi à mettre au point un
répertoire de quelques morceaux. Ce n'est pas sans émotion qu'on imagine les
longues répétitions nécessaires à un ensemble de 30 à 50 personnes, dont seuls
quelques éléments avaient des notions de solfège. A cela, il fallait ajouter le
mélange des systèmes alors en présence. Mais l'amour de la musique était le
plus fort, et le jour du concert tout allait bien... très bien.
En Belgique, durant la même période, on dénombre plus de
huit cents harmonies, cercles symphoniques ou fanfares. Là encore, l'accordéon
est introduit dans les sociétés et affirme ses qualités. Cette présence de
l'accordéon dans les villes frontalières de Belgique et de France correspond à
la rencontre des marques belges, allemandes et italiennes dans cette région. En
1901, à Liège, E. Charlier (1879- 19· ·) de Seraing sur-Meuse, en Belgique,
rencontre Ch. Léva, qui lui fait découvrir un accordéon à 48 "basses"
et 4 rangées. En 1902, à Charleroi, il joue sur un 80 "basses" à 3
rangées d'accords. En 1903, il obtient un 120 "basses" 4 rangs, qu'il
fait entendre à Paris en 1904 En 1905, à l'Exposition de Liège, Paolo Soprani
le fait jouer sur un instrument à 261 "basses" et 2 claviers
"chant".
Plusieurs détails établis sur document peuvent expliquer
la façon dont les premiers modèles chromatiques s'écoulèrent sur le marché
français. En 1910, à Paris, au 67 de la rue de Reuilly (12e), Un marchand
d'instruments de musique nommé Sorrachi avait pris en dépôt les accordéons
fabriqués par Paolo Rogledi, de Stradella. Son fils jouait de l'accordéon dans
la boutique et un certain Paul Saive, alors tout jeune garçon, déjà attiré par
l'instrument, habitait au 93 de la même rue. Il lui fut facile de se faire
expliquer les points délicats qui différenciaient les anciens et les nouveaux
modèles et, en un temps très court, d'imaginer tous les avantages qu'il
pourrait obtenir sur un tel système. La bourse maternelle n'était pas très
garnie; pourtant, quelques mois après cette rencontre, Paul Saive, l'un des
plus grands pionniers de l'accordéon, était en possession de son inestimable
trésor: un Rogledi 56 "basses", 3 rangées.
Un peu plus loin, près de la place de la Bastille, un
grand fabricant-revendeur, Paul Beuscher, distribuait les instruments de
plusieurs villes italiennes tout comme Masspacher, passage du Grand-Cerf,
faisait venir les premiers Paolo Soprani à 36 "basses", dès 1908, de
Castelfidardo. A cette date, les accordéons diatoniques Hohner, à 8
"basses", très recherchés à Paris, étaient représentés par R.
Kormann, au 5bis de la rue Martel.
Ces trois grandes marques figuraient alors parmi les
vingt-cinq fabricants en exercice dans la capitale et sont parvenues jusqu'à
nos jours en maintenant leur renommée.
A la suite de Paris, la ville de Liège, en Belgique,
semble avoir joué un rôle important quant à la divulgation de l'accordéon
"chromatique" dans les régions du nord, particulièrement dans les
Flandres. Dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale eurent
lieu, à Liège, sur le quai de la Batte, au bord de la Meuse, d'étranges joutes
musicales. Dans un périmètre très restreint, où étaient agglutinés cafés,
brasseries, cafés-concerts, les meilleurs accordéonistes du moment venaient,
diplômes à l'appui, faire la démonstration de leur talent. L'un des assidus de
ces auditions, M. Jongen père, né en 1890, se souvient d'avoir entendu
Benedetto, Charlier (les premiers à avoir enregistré sur disque rouleau en
1906),Jaugniaux, Haling, Paulin, Goffin (avec basse aux pieds), Graffaux,
Delpierre, Cuvelier, Salto, Ergot, Solari, Bastien, Fiers, etc.
Parfois, ces artistes se lançaient de véritables défis
(sortes de duels musicaux) organisés par les antagonistes eux-mêmes, ou leurs
admirateurs. On louait une salle pour la circonstance; les entrées étaient
payantes. La compétition pouvait durer des heures, comme celle entre Maurice
Salto et Michel Haling, et si le public donnait momentanément sa préférence à
l'un des virtuoses, le vaincu relançait bien souvent le défi dans les mois
suivants.
C'est sur le quai de la Batte que les premiers accordéons
"chromatiques" furent présentés et confrontés. Mais si ces événements
ont été confirmés par des témoins de ce temps, ceux-ci ne se souviennent plus
du nom des marques d'instruments.
Les échos de ces concours franchirent la frontière et
parvinrent en France au sein des sociétés musicales, vantant les mérites du
nouveau système; ainsi, petit à petit, le "chromatique" se substitua
au "diatonique" et au "mixte".
La présence généralisée des accordéons italiens dans le
nord de la France pourrait s'expliquer par le commerce très actif des
fabricants belges: Callewaërt à Lichterveld, Alexandry à Namur, De Waele et
Solari à Bruxelles, Gres et Giboreau à Liège. Certains étaient devenus les
représentants des marques Scandalli de Camerano, Dallapé de Stradella, S.
Soprani de Castelfidardo, Vaccari de Modène, Parmelli de Crémone.
A Roubaix, le premier modèle, signé Settimio Soprani
(maison créée en 1872), arrive chez Lorion Perrin, Roubaisien d'origine belge.
L. Perrin donne des leçons à un jeune débutant nommé A. Deprince et l'on
décide, en 1913, de commander trois instruments aux établissements S. Soprani
pour les familles Deprince, Noël, Reubrech (François et Léon). Les instruments
seront expédiés par chemin de fer et reçus dans la joie par leurs jeunes
propriétaires.
Au mois de juillet de l'année suivante, à Lille, le
premier instrument système italien à 3 rangées à touches "carrées",
80 "basses", 2 "voix" se trouve entre les mains de V.
Marceau (Verschueren) par l'intermédiaire du Belge Basile Demann, représentant
la marque Settimio Soprani. De tels achats dont la trace a été retrouvée,
montrent comment lé nouveau modèle a pu se répandre et s'imposer.
Il serait peut-être exagéré de dire que la vogue de
l'accordéon était du délire, mais on ne voit pas quel autre mot pourrait
remplacer et traduire l'ambiance exceptionnelle des années qui précédèrent la
guerre. L'accordéon était dans tous les établissements publics, dans toutes les
rues, dans toutes les maisons.
Son importance était telle que plusieurs municipalités,
qui n'avaient pu prévoir qu'un instrument de musique pourrait un jour remplacer
un petit orchestre, votèrent un décret interdisant à l'accordéon de faire
danser dans les cafés. L'interdiction était bien souvent contournée par une
sonnette, discrète, placée à l'extérieur de l'établissement et confiée à la
vigilance d'un jeune garçon qui donnait l'alerte à la vue du gendarme. Ce rôle
fut tenu par C. Verstrate, le fils du fondateur d'une des sociétés d'accordéons
de Roubaix, Charles Verstrate (1897- 1979), dont le café se trouvait au 106 rue
de Tourcoing à Roubaix. L'emplacement de la sonnette existe toujours, ou plus
exactement celui de la prise de courant sur laquelle le garçon branchait un fil
électrique à une "poire" (sonnette) qu'il cachait dans sa poche.
Preuve de l'engouement du Nord de la France pour notre instrument.
Plus que jamais, on cherche à perfectionner l'accordéon
ou, pour être plus exact, à l'amplifier. Le clavier "chant" se
retrouve avec 4, 5, 6 rangées, celui de l'accompagnement avec 48, 60, 80, 100,
120, 140 "basses". On tente d'adapter sur ce clavier, en plus des
"basses", une, deux ou trois rangées supplémentaires (1 bouton = 1
note) dites "mélodiques" ou "chromatiques", inspirées des
essais précédents. On rencontre des claviers disposés de quinte en quinte, ou
dans l'ordre des touches d'un piano, ou dans l'ordre du cromo-piano, ou avec le
clavier italien à 3 rangées. Les sons graves partaient du haut.
En 1912, la Coopérative Stradella présente un modèle
semblable, à l'intention de V. Gibelli.
Pensant faire la synthèse entre les besoins de la musique
savante et ceux de la musique populaire, on finit par obtenir des monstres
encombrants et les résultats sont loin d'être ceux escomptés. La même année, à
Paris, Schenardi très habile artisan fabrique sur commande des modèles
spéciaux, dont le << cromo-harmonica" de Gagliardi, breveté en 1910.
Le "cromo-harmonica" de G. Gagliardi était conçu pour deux claviers à
cinq rangées, avec boutons en ligne droite (belge). Le clavier de la main
gauche était à l'endroit de la courroie actuelle et disposait de deux rangées
supplémentaires de boutons placés de quinte en quinte. Les sons graves
partaient du haut.
Le bruit a couru, vers 1913, qu'un modèle chromatique
identique à celui de la coopérative Stradella était fabriqué, conçu par Morino,
pour le compte des établissements Hohner. Or, des documents attestent qu'à
cette époque, le célèbre fabricant Venanzio Morino (1876-1961) était installé
dans son atelier de la rue Monthoux à Genève. Ce n'est qu'après 1928 qu'il sera
employé par la firme de Trossingen. Une telle contradiction prouve la nécessité
de faire de sérieuses recherches. A moins qu'il se soit agi d'une mauvaise
interprétation du mot "chromatique".
La prolifération des systèmes et des prototypes ne
décourage pas les artistes de cette étonnante période: Gibelli (1872-?),
Charlier (1879-?), Coia (1877-1945), Sabattier (1883-1945), Goffin (?),
Decornoy (1890-1921), Felmann (? - décédé en 1946), Bonici (?), Gardel
(1885-?). Ils défendent l'accordéon "chromatique" avec d'autant plus
d'acharnement qu'ils ont connu les désagréments du "diatonique" et
voudraient aller encore plus loin. Ils donnent des concerts, forment des
élèves, jouent dans la rue, pénètrent dans les orchestres de brasserie. Le
travail de chacun aide à élaborer une technique alors inexistante. On apprend,
dans ces milieux d'accordéonistes, à lire la musique, on "doigte" les
morceaux, on parle de tonalités, de virtuosité, de musique
"classique".
Dans l'euphorie, une nouvelle façon de penser semble
s'installer entre 1910 et 1920. Alors qu'avant ces dates le différend
"diatonique- chromatique>> était un débat interne entre gens
emportés par la passion d'un instrument de musique, la venue de nouveaux
adeptes modifie cette conception. Ceux-ci, bénéficiant des derniers
perfectionnements techniques et, peut-être, d'une culture musicale plus
avancée, sentent qu'il se passe quelque chose. Instinctivement, ils font face
au monde de la musique et cherchent à imposer leur instrument non tant à ses
adeptes qu'à ses détracteurs.
Ils s'élèvent avec véhémence contre ceux qui émettent des
critiques à propos de l'instrument. De plus, comme l'accordéon permet à un
grand nombre d'amateurs attirés par son pouvoir expressif de pratiquer un
instrument de musique, ils doivent lutter contre le mépris dans lequel certains
commencent à le tenir en raison même de sa popularité. En vérité, ces
défenseurs enthousiastes sont à la fois les témoins et les acteurs de la
métamorphose d'un instrument de musique. Les événements mondiaux vont encore
contribuer à étendre le prestige de l'accordéon. Si pendant les quatre années
de la Première Guerre mondiale les salles de spectacle furent fermées, les
échanges commerciaux paralysés, après l'armistice, en France comme ailleurs,
dans la joie de la paix retrouvée, les lieux de plaisir rouvrent leurs portes.
La danse reprend ses droits et l'accordéon, oubliant pour un temps ses
prétentions "classiques", devient le roi des bals et de la musique
légère. Il emprunte le répertoire des célèbres morceaux d'Eugène Damaré ou de
Félix Boisson. Les compositeurs lui dédient des polkas fantaisies où la
tourterelle, le rossignol, le canari, le merle envahissent les titres. C'est
l'époque où la fameuse polka Perles de cristal, de Hummel, est jouée pour la
première fois par P. Saive, 93, rue de Reuilly, devant Clavière, Felmann,
Peguri. L'accordéon est partout: dans les cafés, dans les premières guinguettes
des bords de la Marne, dans les bals de plein air, dans les banquets. Il
s'introduit dans les dancings, monte sur les scènes des music-halls, se fait ouvrir
les portes des studios. S'adaptant à tous les genres de musique, il semble
avoir la prédilection des orchestres de brasserie, dont il devient l'un des
principaux éléments. Il s'intègre dans les orchestres de jazz et de tango: deux
nouveautés arrivées sur le continent vers 1910. Cette intense activité
entraînera de nouveaux perfectionnements. On ajoute des registres, on monte les
anches sur des supports en bronze fixés eux-mêmes sur peau ou avec de la cire;
on soigne l'étanchéité et l'accordage. Dans une telle ambiance, le commerce ne
cesse de se développer.
De nouvelles fabriques entrent en compétition. On recense
en Europe dans les années vingt 232 fabricants, Russie non comprise.
Voici le détail de ce recensement:
Italie 52 villes abritent 93 fabricants
Suisse 19 villes abritent 22 fabricants
Tchécoslovaquie 14 villes abritent 32 fabricants
Allemagne 8 villes abritent 35 fabricants
Belgique 7 villes abritent 8 fabricants
Espagne 4 villes abritent 11 fabricants
Yougoslavie 3 villes abritent 3 fabricants
Autriche 3 villes abritent 10 fabricants
Roumanie 3 villes abritent 4 fabricants
France 3 villes abritent 14 fabricants
L'importance de la fabrication italienne, suisse,
tchécoslovaque et allemande explique l'affaiblissement de la production
française et belge écrasée par cette concurrence.
Avec cette décentralisation des ateliers en Europe et la
suprématie de l'accordéon "chromatique" sur l'accordéon
"diatonique", une page de l'histoire de l'accordéon se tourne. La
destinée de l'instrument va s'orienter dans d'autres directions.
Parmi les 14 fabricants de France, une place particulière
revient à Jean Maugein, dont la fabrique installée à Tulle (Corrèze) jouera, de
par sa situation géographique, un rôle inattendu dans le développement de la
musique folklorique française, particulièrement celle du Massif Central, avec
ses représentants: M Cayla, R. Monedière, J. Ségurel.
Mais après 1920, favorisés par le retour de la main
d'oeuvre étrangère, de nombreux spécialistes de la facture instrumentale
viennent s'installer en France. Parmi eux, de nouveaux fabricants d'accordéons
"chromatiques". On
rencontre: Piermaria (en 1922), L. Ranco (1923), Crosio (1923 atelier en 1929),
Cavagnolo (1923), Buzzi (1924), Gallo (1931), Marzella (1933) et Bratti (1927).
Paris reprend alors une place
importante dans la production d'accordéons.
Ces habiles artisans vont remettre en question chaque
pièce de l'instrument et soigner particulièrement ce qui touche la qualité des
anches libres, la finition du soufflet, le bruit des touches, la registration.
Ils vont s'attacher à faire de l'accordéon un instrument de musique de haut
niveau. Rien ne sera laissé au hasard. On dessine de nouvelles formes, les
"caisses" en bois seront incrustées de nacre, parfois sculptées. On
recherche la qualité sonore. Et puis, on essaie de s'attaquer à un problème
considérable: la standardisation des modèles régionaux en usage, en attendant
l'unification internationale.
En effet, comment s'y reconnaître entre un modèle
allemand, français, polonais, russe, belge, Stradella, viennois, abruzais,
romagnol "sans basses pour ceux qui ne savent se servir de leur main
gauche" (sic), liégeois, napolitain, bruxellois (Solari,
Marchal,Alexandry), cromo-piano, piano, à échelle chromatique,
chromatique-diatonique, Bernard, gothique, piano-boutons, allemand genre
italien, suisse, à escalier chromatique, piacentino, galleazzi, vercelli,
cromepiano, semi-chromatique, bolognais, pour n'en citer que quelques-uns...
La tâche n'est pas facile. Malgré tout, avec les années,
une sélection se fera pas à pas et l'on verra s'imposer un modèle que nous
appellerons "traditionnel", issu de l'"Harmonica" de Paolo
Soprani. Il comprend de 60 à 120 "basses" pour le clavier main
gauche, de 45 à 70 boutons environ pour celui de la main droite.
A cette nouvelle génération de fabricants vient s'ajouter
celle d'instrumentistes dont les noms font, aujourd'hui, partie de l'histoire
mondiale de l'accordéon: Ferrero ( 1906 - 1972) , Deprince ( 1901 ), Marceau
(1902), L. Peguri (1894-1972), Haling (?), Duleu (1914), Gardel (1885-?), Saive
(1897), Gardoni (1902-1976), Sâlimbeni (·), Costoncelli (1907). A travers ces
noms, deux tendances se reforment. La première prolonge la musique populaire,
la seconde s'efforce d'amplifier le succès acquis par l'instrument auprès des
mélomanes en tant que soliste. Nanti de ses derniers perfectionnements,
l'accordéon ne cesse d'étendre sa popularité.
Il ne faut pas oublier que l'histoire de l'instrument en
est à ses débuts dans beaucoup de pays d'Europe, y compris la Pologne et la
Russie. L'Italie, elle, nous apporte quelques noms ayant joué un rôle important
dans la divulgation de l'accordéon: Volpi, Rugazza, Pizzuto, Frosini
(1885-1951), Anzaghi, Boccosi, Deiro (1888-1954.), Galla, Magnante, etc.
Certains de ces précurseurs introduisirent l'accordéon "chromatique"
en Amérique, tel Deiro, et déchainèrent une vogue inouïe qu'expriment les
chiffres suivants:
20 000 instr. Vendus 4 millions de dollars
40 000 instr. Vendus 6 millions de dollars
60 000 instr. Vendus 9 millions de dollars
100 000 instr. Vendus 18 millions de dollars
Aux Etats-Unis, l'accordéon dépasse bientôt la vente du piano
traditionnel. En 1950, on dénombrera plus de trente fabricants en pleine
production, sans compter les 47 820 instruments importés annuellement d'Italie
pour compléter la demande. Il est à remarquer l'utilisation assez généralisée
par les Américains d'un modèle d'accordéon avec touches piano, de préférence
aux touches rondes utilisées en Europe.